mardi 6 décembre 2011

Adieu au Mitterrandisme

En enterrant François Mitterrand dans son village natal de Jarnac, la France a enterré aussi ses années 80. Ces années, qui ont débuté en fanfare dans le Panthéon avec le ballet des roses du nouveau président au sons de la neuvième symphonie de Beethoven, atteignirent leur apogée à la célébration du bicentenaire de la révolution quand la chanteuse d’opéra Jessy Norman exécuta la Marseillaise en se frottant sur l’Obélisque, et s’éteignirent rapidement avec les derniers tirs de la guerre du Golfe, la défaite aux élections législatives et le suicide du dernier premier ministre socialiste Pierre Bérégovoy.
Mitterrand est arrivé au pouvoir avec un programme pour « changer la vie », et au moins dans les premières années on avait l’impression que les Français croyaient que cela soit possible. Ce programme a été traduit en grands gestes : l’abolition de la peine capitale, l’ouverture de la radio, son travail sur la création de la Communauté européenne et les accords de Maastricht, la décentralisation et l’arrêt unilatéral des essais nucléaires.
Mitterrand a également changé la vie de beaucoup d’architectes. L’état de l’architecture française de l’époque Mitterrandienne était très lié aux changements du climat présidentiel, ainsi que le processus du mûrissement et de la flétrissure du Mitterrandisme coïncidait parfaitement avec celui de l’architecture française de cette époque.
Le pouvoir de Mitterrand a été bien entendu identifié avec les « grands projets » qui commençaient à apparaître au milieu des années 80. Malgré le fait que le budget même du plus grand projet ne pourrait jamais égaler le prix d’un seul lancement de missile Arian ou de quelques Mirages, la présence de ces grands projets dans les lieux les plus symboliques de la capitale donnait une démonstration presque brutale du pouvoir accordé au président dans la cinquième république et du lien de cela à la tradition Française du « fait du Prince ». Mitterrand s’en est servi comme des figures de proue.
En tant qu’homme politique, il était très sensible aux aspects symboliques de ses actions, et apparemment conscient de la compétition qu’il menait avec l’Histoire, en intervenant volontairement dans les sites les plus symboliques, comme celui de l’axe historique de Paris, et l’ambition de le prolonger à l’infini (à l’époque on rigolait, en disant qu’il ferait le tour du monde avec l’axe historique de Paris).
Mitterrand aimait l’architecture et l’architecture était pour lui le medium avec lequel il correspondait avec l’Histoire. Il est surprenant de voir à quel point les qualités architecturales des grands projets faisaient écho à ses rhétoriques, aux mots qu’il balançait.
D’abord, il y avait la « Grandeur ». Ce concept était essentiel, c’était la base du message mitterrandien sur une certaine idée de grandeur qui est universelle car Française, donc particulièrement Française. Pour qu’un projet soit « grand », il fallait d’abord tout simplement qu’il soit grand. Ce concept est apparu chez Mitterrand plus d’une dizaine d’années avant qu’il fut théorisé par l’architecte Rem Koolhaas dans son célèbre manifeste BIGNESS des années 1990’. Un grand projet doit être vu, et par tout le monde, de là l’ordre de grandeur, car le message est universel. Par conséquence, les projets avaient toujours tendance à grandir – depuis la petite rénovation de la Grande Halle de la Villette, à la Grande Arche et au Grand Louvre jusqu’au crescendo final de la Très Grande Bibliothèque. Cette échelle universelle s’est traduite par une course vers des exploits toujours plus grandiose - le Louvre devait être le plus grand musée du monde, ainsi que la bibliothèque nationale.
Et puis, il y avait le concept de la « Transparence », un terme devenu un concept clé dans la rhétorique Mitterrandienne. Au départ, ce concept désignait le degré de transparence des mécanismes politiques, financiers et administratifs en France en essayant de montrer aux Français que leurs hommes politiques sont déterminés à combler les écarts entre la classe (là-bas ça s’appelle « classe ») politique et les citoyens. Ce concept subissait un usage qui devenait de plus en plus inflationniste au fur et à mesure que se multipliaient les affaires obscures liées à Mitterrand et à ses collègues – fausses factures, ventes d’armement, le Rainbow Warrior, les otages à Nouméa, le sang contaminé ainsi que ses relations avec Roger-Patrice Pellat ou René Bousquet (à l’époque,  on ne connaisait pas encore sa photo avec Pétain). Les premiers grands projets, le ministère des Finances à Bercy et la Grande Arche parlaient encore le langage officiel des années 60 et 70 – structures lourdes, grandes masses de béton (l’architecte Paul Chemetov a dit à l’époque, à propos de son projet de Bercy : « L’état c’est costaud !») - mais les projets suivants apprenaient rapidement les vertus de la transparence, ce qui a donné une grande poussée à l’industrie du verre. Chaque projet déposait de nouveaux brevets, battait des records de transmission de lumière. Le verre est même devenu structurel, avec l’invention de Peter Rice. Les projets sont devenu plus transparents, les structures plus légères, les infrastructures plus cachées.
Un autre terme que Mitterrand avait lancé est celui de « l’Ouverture ». Il s’en est servi en plusieurs sens : le premier, c’est l’ouverture vers l’Europe ou l’Allemagne, le deuxième fut en 1988 quand il a inauguré « un gouvernement d’ouverture » avec des experts et des « gens de la société civile ». L’ouverture Mitterrandienne était aussi une vertu bien définie surtout face à ses adversaires de la droite, accusés de xénophobie. Dans la version architecturale du Mitterrandisme, l’idée d’ouverture s’exprimait avant tout par les nouveautés programmatiques des grands projets – une intention populaire et même parfois populiste, des manifestations de libre accès à tout le monde, fêtes de démocratie. Cette notion a donné naissance à des idées comme « le carrefour de la communication », « l’opéra populaire » ou « le parc urbain ». Bien entendu, sur le plan technique, la notion d’ouverture se mariait bien avec celle de la transparence, et le travail sur l’enveloppe et la façade est redevenu une des occupations favorites des architectes en France.
Les grands projets Mitterrandiens à Paris étaient aussi une source vive de conflits incessants entre l’État (Mitterrand et la gauche) et la ville (Chirac et la droite). Les grands projets étaient toujours imposés sur la ville à la suite d’une décision d’un jury de concours ou même de la décision de Mitterrand lui-même. Ils créaient leurs propres contextes et assez souvent avaient des dimensions et des impacts métropolitains. Dans ce jeu, la gauche et la droite se sont échangés les rôles : la ville et la droite exprimaient des positions d’un urbanisme plutôt mou dans le genre qui s’est établi après 68, une échelle locale, des rythmes piétons, des qualités plutôt sociales et conservatrices, plutôt inspirées par Jane Jacobs que par le Baron Haussmann.
De l’autre côté, c’est la gauche qui a soufflé un grand vent d’un individualisme presque sauvage, des carrières brillantes et des prétentions grandioses. Les projets Mitterrandiens manifestaient non seulement une position sans complexes vis-à-vis de leurs environnements historiques et géographiques mais surtout la certitude que désormais, c’était eux qui faisaient l’histoire, qui étaient l’histoire. La scène de l’architecture ressemblait de plus en plus au star système Hollywoodien et des architectes comme Jean Nouvel ou Christian de Portzamparc étaient admis à concourir dans les divers championnats du Monde de l’architecture.
L’attirance de Mitterrand à l’échelle universelle a fait que Paris est redevenue une exposition universelle, avec une nouvelle architecture de fer et de verre, des tracés monumentaux rappelant l’urbanisme autoritaire d’Haussmann et les feux d’artifice du temps des explorations et découvertes.
Mitterrand a sans doute exploité des ressources jusque là négligées par les modernismes précédents. Sa croyance au moderne peut égaler celle d’un Jules Vernes qui a été persuadé qu’un jour on marcherait sur la lune. En tant qu’homme de gauche, il n’a pas pu démontrer qu’on peut changer la vie et faire une architecture plus juste. Mais il est certainement possible de faire mieux - plus transparent, plus ouvert, plus léger, et bien entendu, plus grand. D’où la grande importance de Mitterrand pour les architectes de notre temps. Il a montré aux architectes que le modernisme c’était fini, mais que la modernité continue, et que si on veut faire de l’architecture on n’a pas à se poser des questions.

(Une version un peu plus élaborée du texte a été publié dans le magazine SHISHI en Janvier 1996, à l’occasion de la mort de François Mitterrand)

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